Les chemins du patriotisme : Musique et musiciens à Paris pendant la Grande Guerre

sous la direction de : 
Directeur(rice) de recherche (non-membre de l'IReMus): 
Annette BECKER

Résumé :
Comment les musiciens restés à Paris durant la Grande Guerre (car trop âgés ou dans l’incapacité de servir sur le front combattant) participent-ils à l’effort de la Nation contre l’ennemi allemand ? L’objet de cette thèse est d’explorer les multiples biais par lesquels les interprètes, musicographes et compositeurs du front domestique s’engagent (et engagent leurs compétences spécifiques) sur les chemins du patriotisme, entre le mois d’août 1914 et le mois de novembre 1918.
La première partie de cette étude documente d’abord le processus ayant mené au « redémarrage » de la vie musicale parisienne (après quatre mois d’interruption), avant d’étudier les différents visages du patriotisme musicien en actes, d’abord en termes de postures intellectuelles, puis dans le cadre particulier du concert de musique « savante ». La deuxième partie s’intéresse plus spécifiquement aux œuvres de guerre : de manière souterraine et diffuse, ces structures aussi nombreuses que diverses ont permis, parfois motivé et souvent encadré de manière déterminante – tant sur le plan économique et pratique qu’idéologique et moral – les initiatives et les efforts des musiciens sur le front domestique. À mesure que le conflit s’enlise dans la durée, et que la vie musicale parisienne s’accommode des conditions et contraintes du temps de guerre, les motivations d’abord purement caritatives de ces œuvres de bienfaisance connaissent diverses mutations, en mettant notamment l’accent sur des enjeux plus spécifiquement artistiques et musicaux. La dernière partie explore enfin un autre aspect de l’engagement patriotique des musiciens « de l’arrière » : le fait de penser et de préparer l’avènement du monde artistique d’après-guerre, tant à travers les prises de positions et débats que dans les œuvres musicales elles-mêmes.

Position de thèse :
En août 1914, l’irruption de la Grande Guerre a pour conséquence immédiate de vider Paris d’une grande partie de ses artistes, alors appelés sous les drapeaux ou engagés volontaires. Mais qu’en est-il des musiciens, assez nombreux au final, « qui restent » – car trop âgés ou dans l’incapacité de servir sur le front combattant ? En temps de guerre, ces derniers font l’expérience d’une situation pour le moins inédite, dans la mesure où leur présence à l’arrière paraît, de prime abord, parfaitement illégitime à l’opinion publique : associés aux loisirs frivoles de temps désormais révolus, ces artistes « tire-au-flanc » semblent en effet bien peu utiles à l’effort de guerre qui occupe alors les Français et rythme désormais leur quotidien. Pour les compositeurs et interprètes parisiens, la question se pose alors de manière décisive : comment, en tant que musicien, s’engager dans la bataille livrée par la Nation contre l’ennemi allemand ? Pour les artistes du front domestique, emprunter les chemins du patriotisme suppose donc d’imaginer et de mettre en œuvre les formes d’engagement, nombreuses et inédites, qui tendront par ailleurs à légitimer leur présence et leurs activités musicales à l’arrière (avec comme condition minimale, pour chaque musicien, de s’y investir publiquement).
En documentant puis en questionnant l’histoire musicale (mais aussi culturelle, politique, économique et sociale) des années 1914-1918, notre thèse se propose donc d’aborder les enjeux, souvent complexes, de cet « engagement musicien » dans l’effort de guerre, ainsi que les diverses postures et réalisations qui l’ont incarné dans la capitale. Sans négliger toutefois les dynamiques d’échanges, d’interactions et de représentations entre front domestique et front combattant, notre étude se concentre avant tout sur la question des aménagements et des transformations (tant pratiques qu’idéologiques) qui se sont opérés, durant la Grande Guerre, au sein du monde musical parisien dans le but de donner sens (et, plus précisément, de donner sens patriotique) à la poursuite des activités et des pratiques artistiques à l’arrière.

L’étude documentée d’un tel sujet est d’autant plus importante que les années 1914-1918 ont longtemps été éclipsées des histoires de la musique européenne – et que réciproquement, les historiens de la Grande Guerre ont souvent omis le fait musical. Porté par les nouveaux questionnements de l’histoire culturelle, l’intérêt des musicologues comme des historiens (parfois réunis au sein d’équipes interdisciplinaires) ne s’est porté sur la Première Guerre mondiale qu’assez récemment, depuis une dizaine d’années environ. Aussi, et malgré l’intérêt croissant des chercheurs pour le sujet, l’histoire musicale parisienne des années 1914-1918 restait encore, à ce jour, peu explorée et très fragmentaire.
En conséquence, nous nous sommes donc attachée à documenter et étudier ce pan méconnu, et pourtant essentiel, de l’histoire artistique et culturelle du premier XXe siècle – avec pour objectif principal d’appréhender les diverses manières dont la musique et ses pratiques, par-delà leurs fonctions plus traditionnelles (divertissement, contemplation esthétique, etc.), ont pu « faire sens » sur le front domestique durant la Grande Guerre. Les singularités d’un monde musical « à l’épreuve de la guerre » nous ont aussi permis d’interroger la dimension fondatrice de ces quatre années : la Première Guerre mondiale a-t-elle impulsé une véritable mutation, profonde et pérenne, des pratiques musiciennes (mais aussi des langages et des esthétiques) – ou n’a-t-elle, plus simplement, entraîné que leur ajustement éphémère ? En retour, le rôle et l’influence qu’ont exercé les activités musiciennes sur certains aspects de l’effort de guerre ont également fait l’objet d’une attention soutenue. Dans cette perspective, documenter et comprendre les activités musicales des Français « de l’arrière » nous a permis d’ajouter un maillon essentiel à l’appréhension de ce qui fut la première guerre totale de l’histoire.

Explorer ces années méconnues de l’histoire musicale ne pouvait s’envisager sans un travail préalable de localisation et d’inventaire des sources relatives à cette période et à ce sujet – une telle documentation restant généralement ignorée des chercheurs, disséminée, difficilement accessible et très souvent fragmentaire. À l’issue de cette première démarche, force est en effet d’admettre que, si la vie musicale en France durant la Grande Guerre semble (aujourd’hui) avoir été des plus sommaires, c’est que, souvent déplacée au cœur d’enjeux économiques, politiques et sociaux exceptionnels, son existence ne se révèle qu’à la lumière de ces sources peu connues des historiens de la musique, car souvent conservées loin des institutions, des bibliothèques et des lieux d’archives les plus communément sollicités par leur discipline. Nos recherches nous ont ainsi menée dans de nombreux lieux de conservation en France, sans limitation aux seuls fonds « musicaux » : par définition, notre sujet impliquait également de brasser les informations (censure et législation, fonds publics, sociétés privées, etc.) et les supports les plus divers (partitions, affiches, arrêtés, chansons, correspondances, cartes postales, photographies, journaux, instruments de musique, programmes, règlements, rapports de police, rapports d’activité, etc.). Menée dans le cadre de nos recherches, l’exploration de ces nombreux fonds documentaires a ainsi permis de mettre au jour un champ d’activités musicales parisiennes aussi vaste que protéiforme pour les années 1914-1918, certes moindre qu’en temps de paix mais néanmoins très significatif et riche de situations caractéristiques, multiples et souvent inédites. Questionner les documents d’époque a évidemment supposé un travail minutieux de contextualisation, doublé d’importantes précautions analytiques et privilégiant la confrontation de sources multiples et de natures différentes, dans la mesure où une forte censure officielle (mais aussi diverses formes d’autocensure) s’est largement exercée sur ces archives et témoignages.

Raconter – et surtout appréhender – l’engagement patriotique des musiciens « de l’arrière » dans l’effort de guerre entre 1914 et 1918 ne pouvait en outre se satisfaire d’une simple restitution de faits patiemment collectés, tant il est vrai que ces actes, aussi nombreux que divers, ne prennent véritablement sens qu’au regard des contextes législatifs, économiques, moraux et socioculturels singuliers qui les ont permis, parfois motivés, et toujours encadrés. À ce titre, il nous a semblé nécessaire d’accorder une attention toute particulière aux conditions (matérielles et économiques, mais aussi légales, psychologiques ou culturelles) de la vie musicale à Paris durant la Grande Guerre – ce qui nous a notamment amenée à considérer un spectre aussi large qu’hétérogène d’acteurs du monde de la musique savante (interprètes, compositeurs, pédagogues, éditeurs, critiques, agents, directeurs de salles, mécènes, publics, etc.), mais aussi d’institutions (et plus généralement de lieux « où l’on fait de la musique »), de supports d’expression (« où l’on prend position »), d’associations corporatistes et de syndicats, ainsi que de textes juridiques et législatifs. L’irruption de la Première Guerre mondiale ayant lourdement touché chacun de ces éléments interdépendants, il va de soi que leur étude apporte un précieux éclairage sur les actes et les événements ayant rythmé la vie musicale parisienne à compter d’août 1914.

Dans un premier temps (1ère partie), nous avons dessiné les tableaux successifs de l’arrêt ferme et immédiat, dans les premiers mois de la guerre, des activités musicales à Paris, puis de leur reprise – dans un esprit fort différent, et souvent au prix de diverses adaptations d’ordre matériel, esthétique et moral. Après avoir « planté le décor » législatif et administratif, mais aussi les assises économiques, morales et psychologiques, sur lesquelles la reconstruction puis le maintien des activités artistiques s’appuient dans la capitale (chapitre 1), nous nous sommes attachée aux différents visages du patriotisme musicien en actes, d’abord en termes de postures intellectuelles, puis dans le cadre particulier du concert de musique « savante ». Dans cette perspective, le chapitre 2 s’intéresse aux manières dont les musiciens « de l’arrière » ont pensé la (les) place(s) de la musique – et incidemment leur(s) propre(s) place(s) – dans l’effort d’une Nation en guerre (guerre qui, loin de se borner à un simple conflit militaire avec l’ennemi, se double en effet d’un véritable affrontement culturel et idéologique au sein duquel les musiciens, et plus généralement, les artistes sont appelés à jouer un rôle majeur). Aussi, après avoir considéré les nombreuses motivations (financières, sociales, politiques, morales, générationnelles, etc.) ayant déterminé l’engagement patriotique – individuel ou collectif – des musiciens « non mobilisés » dans l’effort de guerre, nous nous sommes intéressée aux fonctions sociales, morales et symboliques assignées à la musique entre 1914 et 1918. L’exemple plus spécifique du concert comme rite socioculturel et comme performance musicienne « en guerre » fait l’objet du chapitre 3. Soumis à de nouveaux impératifs à compter de l’automne 1914, le monde des concerts parisiens connaît en effet une modification significative de ses moyens, de ses enjeux, mais aussi de ses habitudes et de ses codes (acteurs, géographie, horaires, confort, surveillance, effectifs, programmation, déroulement, modes d’écoutes et d’implication du public, etc.) et se mue alors en espace de représentation (directe ou symbolique) d’une communion nationale dans l’effort de guerre, mais aussi de célébration patriote d’une victoire toute proche, d’une guerre juste, d’une Nation puissante et unie (par-delà les fronts domestiques et combattants), etc.
La deuxième partie de notre étude (chapitres 4, 5 et 6) s’intéresse plus spécifiquement aux structures qui ont permis le redéploiement de la vie musicale parisienne après 1914, puis qui ont largement contribué à son animation (tout en encadrant assez étroitement ses pratiques, ses répertoires et ses enjeux) jusqu’en 1918 – en particulier les œuvres de bienfaisance, qui se multiplient de manière exponentielle dès les premiers jours du conflit. Par-delà leurs actions d’aide financière et matérielle aux musiciens non-mobilisés et à leurs familles, ces « œuvres de guerre » ont, pour la plupart, joué un rôle déterminant en prêtant leur caution morale à l’organisation d’événements musicaux. À travers l’étude de plusieurs cas significatifs, et sans négliger les actions menées par les musiciens « de l’arrière » en faveur des soldats du front, nous avons tâché d’évaluer la place de la musique au sein de ces œuvres de bienfaisance, ainsi que le rôle et l’impact de ces dernières (commandes spécifiques, contraintes imposées par la situation ou les conditions d’exécution, etc.) sur la création comme sur les pratiques musicales à Paris entre 1914 et 1918. Les cadres législatifs et moraux qui circonscrivent l’existence et les activités de ces œuvres de guerre pendant le conflit ont également fait l’objet d’une attention particulière. Enfin, nous avons pu identifier et caractériser différents « moments » dans l’histoire et le déploiement de cette « charité musicienne », montrant ainsi qu’à mesure que le conflit s’enlise dans la durée, et que la vie musicale parisienne s’accommode des conditions et contraintes du temps de guerre, les motivations d’abord purement caritatives de ces œuvres de bienfaisance connaissent diverses mutations, en mettant notamment l’accent sur des enjeux plus spécifiquement artistiques et musicaux.
Après avoir envisagé les cadres législatifs, économiques, institutionnels, moraux et psychologiques, mais aussi performatifs, ayant permis le redéploiement puis la pérennisation des activités musicales à Paris durant la Grande Guerre, notre troisième partie nous a engagée vers « la vie nouvelle » telle qu’imaginée, pensée, projetée et préparée par les musiciens du front domestique entre 1914 et 1918, ce qui nous a amenée à explorer un autre aspect de l’engagement patriotique des musiciens « de l’arrière ». Une prospection chronologique des saisons musicales parisiennes « de guerre » (chapitre 7) nous a tout d’abord permis d’y pister les éléments voués à alimenter les débats sur la question du monde musical français d’après-guerre, largement abordée dans la presse par les musiciens comme par les critiques et musicographes : leurs diverses propositions et postures sont présentées et analysées dans le chapitre 8. Pour terminer cette étude (chapitre 9), nous questionnons les œuvres musicales elles-mêmes : dans quelle mesure ces pages « de guerre » sont-elles porteuses de rupture(s), de renouveau(x) et de propositions esthétiques pour l’ « après » ? La question de l’engagement patriotique des artistes « de l’arrière » se pose en effet aussi, de manière plus souterraine, dans le domaine des poétiques musicales – qui plus est dans la mesure où les productions artistiques, fruits de l’engagement des créateurs dans le conflit, relèvent alors de l’arme de guerre culturelle et idéologique. Si cette étude n’a permis de révéler aucune transformation majeure dans les poétiques et les langages musicaux des compositeurs parisiens, elle nous aura en revanche permis de dégager certaines constantes, certains caractères et traits d’écriture qui traversent le corpus des œuvres composées sur le front domestique entre 1914 et 1918.

Au final, si les chemins du patriotisme qu’empruntent les musiciens durant les années 1914-1918 portent un même enjeu, ils sont néanmoins aussi nombreux que divers, parfois très différents voire contradictoires – et peuvent en outre se révéler assez sinueux. C’est notamment lorsque les musiciens s’engagent dans l’effort de guerre à l’arrière de manière plus spécifique, à travers l’exercice de leur art, que les postures et les actes visant à servir un même projet (faire triompher la grandeur, l’audace et l’universalité de l’ « esprit français ») se révèlent multiples, voire antinomiques. C’est pourquoi, à mesure que le conflit s’enlise dans la durée, que les conditions et contraintes du temps de guerre se banalisent sur le front domestique et que les habitudes s’y (ré)installent, le principe d’ « Union sacrée » prôné chez les musiciens dès les premiers mois de la guerre se voit quelque peu malmené par diverses voix discordantes, qui se font notamment (mais pas toujours) entendre du côté des plus jeunes générations, des « modernes » et autres « avant-gardistes », non moins patriotes que leurs aînés, mais soucieux d’emprunter d’autres chemins pour mieux faire triompher la pensée et la création française de la Kultur allemande. En mettant à jour des pratiques musicales aussi nombreuses qu’inédites, tout en révélant les tensions et débats qui animent alors le monde musical parisien (notamment dans sa volonté d’engagement patriote), notre étude propose ainsi de mesurer le poids exercé, directement ou indirectement, par les quatre années de Grande Guerre sur l’histoire musicale du premier XXe siècle – tant au niveau des différentes structures régissant le monde artistique (réseaux d’institutions, systèmes de valeurs sociales, morales et esthétiques, législation socioprofessionnelle, etc.) qu’en termes de poétiques et de langa

Date de première inscription: 
Vendredi, 22 février 2008
Université et/ou école doctorale: 
Université Paris-Sorbonne
Université Paris X Nanterre
Date de soutenance: 
Vendredi, 29 janvier 2016
Lieu de la soutenance: 
Université Paris-Sorbonne
Jury ext: 
Michel Duchesneau. Professeur, Université de Montréal
Guy Gosselin. Professeur émérite, Université de Tours
Philippe Gumplowicz. Professeur, Université d'Evry Val d'Essonne

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