« Adieu New York, bonjour Paris ! ». Les enjeux esthétiques et culturels des appropriations du jazz dans le monde musical savant parisien (1903-1939)

sous la direction de : 
Directeur(rice) de recherche (non-membre de l'IReMus): 
Michel Duchesneau

   

    Les premières études consacrées à la place du jazz dans la musique savante française de l’entre-deux-guerres adoptent une démarche relevant de l’analyse comparée[1] : quels sont les éléments caractéristiques du jazz utilisés par les compositeurs ? Quel est le degré de fidélité de leurs emprunts ? Cette thèse s’inscrit dans le prolongement de ces travaux pionniers. Elle en élargit la perspective en se fondant sur un corpus de cent cinquante-trois œuvres savantes influencées par jazz. Ces œuvres sont envisagées comme autant d’« appropriations[2] » et étudiées selon une méthode inspirée des transferts culturels[3] et de l’histoire croisée[4]. À partir d’une étude de la diffusion des répertoires de jazz et de ses vecteurs en France, il s’agit par conséquent de montrer comment certaines caractéristiques musicales, certaines représentations et certains savoirs liés au jazz sont utilisés par des compositeurs et des compositrices en fonction des tensions et des mutations esthétiques à l’œuvre dans le monde musical savant français de l’entre-deux-guerres[5].

    Le choix de cette période permet de dégager des évolutions, d’une décennie à l’autre, dans la manière de recourir au jazz et dans la signification de ce geste. Quant à celui d’un corpus large, éclairé par des écrits de compositeurs, de critiques musicaux et d’intellectuels, il rend possible l’identification de plusieurs types d’appropriations dans des œuvres composées au même moment. La réflexion articule donc une approche chronologique et une approche thématique.

 

    La première partie, qui couvre la décennie 1920, délimite un « moment subversif » du jazz et décline différentes formes de cette subversion. Elle s’ouvre sur une analyse du caractère avant-gardiste de l’appropriation du jazz par Georges Auric (Adieu New York !, 1919) et par Darius Milhaud (Caramel Mou, 1920, Trois Rag-Caprices, 1922). Ces deux jeunes compositeurs, qui s’inspirent de partitions de fox-trot et de ragtime importées en France dès le début des années 1910, mettent en œuvre le programme esthétique défini par Jean Cocteau dans Le Coq et l’Arlequin (1918). Au nom d’une conception nouvelle de l’identité musicale française marquée par un néoclassicisme iconoclaste, leurs pièces prennent à contrepied les caractéristiques musicales de l’impressionnisme, ses sources d’inspiration mais aussi, plus généralement, une conception de la musique populaire issue du romantisme. Ce faisant, Georges Auric et Darius Milhaud se rapprochent du mouvement dadaïste auquel ils participèrent brièvement avec Jean Cocteau.

   Ce type d’appropriation du jazz, musique alors associée à la mondanité parisienne, n’eut toutefois qu’un temps. Dès 1921 en effet, les concerts Jean Wiener, qui font l’objet du deuxième chapitre, révèlent d’autres pièces inspirées par le jazz. Leurs caractéristiques et leur programmation aux côtés d’œuvres d’Arnold Schoenberg et d’Igor Stravinsky les placent au sein d’une avant-garde musicale dont le caractère cosmopolite provoque d’âpres débats. Ceux-ci ne se résument pas à une querelle des Anciens et des Modernes puisque des compositeurs attentifs à renouveau de la musique comme Charles Kœchlin rejettent également le jazz.

    La subversion que représentent les emprunts au jazz ne réside pas seulement dans leur dimension avant-gardiste. Le chapitre 3 montre comment, à partir de 1925, des compositeurs comme Maurice Ravel, Roland-Manuel (Moria Blues) et Arthur Honegger convoquent cette musique pour renouveler le genre de l’opérette française et pour y insuffler un dynamisme issu des comédies musicales jouées sur les scènes de Broadway.

    D’autres œuvres du corpus soulèvent des enjeux liés à la notion d’exotisme, traités dans le quatrième chapitre. Si la Création du monde introduit dans le monde musical savant un nouvel imaginaire, marqué par le primitivisme que Darius Milhaud perçoit dans les disques de blues rapportés de son voyage à New York, certaines pièces composées par Reynaldo Hahn, Pierre-Octave Ferroud et Gabriel Grovlez s’inscrivent dans un courant alors qualifié d’« exotisme nègre ». Toutes les œuvres appartenant à ce courant ne relèvent pas du jazz. Réciproquement, tous les emprunts au jazz ne relèvent pas nécessairement de l’exotisme nègre.

 

    La seconde partie s’attache à mettre en évidence un tournant dans la portée esthétique et culturelle des emprunts au jazz. Au cours de la décennie 1930, l’utilisation de la musique américaine cesse en effet d’apparaître comme un marqueur moderne.

    Le chapitre 5 étudie une double rupture. À partir de 1930, un discours spécialisé sur le jazz se développe. Son principal représentant, Hugues Panassié, met en avant de nouveaux répertoires qualifiés de « hot » qui diffèrent du jazz jusqu’alors disponible en France. Pour la première fois, un hiatus se fait jour entre l’évolution des savoirs produits sur le jazz et celle de son appropriation par les compositeurs. Ceux-ci continuent en effet de faire référence aux genres en vogue pendant la décennie précédente. Une seconde rupture réside dans le désintérêt que suscite le jazz auprès d’une nouvelle génération de compositeurs, incarnée par Olivier Messiaen et André Jolivet. Dans les années 1930, ce dernier considère la musique américaine comme un contre-modèle.

    Pour autant, le jazz reste présent dans le monde musical français, notamment dans l’œuvre de Bohuslav Martinů, d’Alexandre Tansman, d’Yvonne Desportes et de Pierre Vellones. Leurs pièces, traitées dans le chapitre 6, font du jazz une topique de la gaieté et du divertissement[6], c’est-à-dire un ensemble de conventions musicales d’autant plus identifiables par le public qu’elles prennent une place désormais importante dans la musique populaire française, comme en témoignent les programmes de concerts ainsi que les catalogues de partitions et de nouveautés discographiques. Le fox-trot et le charleston deviennent alors des genres musicaux au même titre que la valse.

    Cette omniprésence des musiques de jazz dans les années 1930 explique sa place dans la musique de film. Celle-ci fait l’objet du dernier chapitre. Alors que, dans les années 1920, Jacques Ibert, Georges Auric et Jean Wiener utilisent le jazz pour le plier à leur imagination musicale, les fox-trots et les blues qu’ils composent pour l’écran paraissent plus standardisés, à l’image de ceux composés en masse pour le music-hall. Ces emprunts du jazz font donc apparaître une porosité entre musique savante et musique populaire[7]. À la fin des années 1930, le jazz ne fait plus scandale dans le monde musical savant, en dépit des critiques virulentes de Florent Schmitt. Délaissé par les compositeurs les plus en vue, il devient dans les écrits des musicographes le symbole des Années folles de la musique française.

 

    Outre la mise en évidence d’un corpus d’œuvres pour partie méconnu, cette thèse permet de distinguer deux histoires du jazz à la fois distinctes et interdépendantes : celle de sa diffusion en France et celle, plurielle, de son appropriation dans le monde musical savant français. Enfin, elle met en valeur le caractère dynamique du recours à l’altérité dans l’histoire de la musique. 

 


[1] Voir notamment Hodeir, André, « L’influence du jazz sur la musique européenne », Les Temps Modernes 99, 1954, p. 1477‑1492 ; Perret, Carine, « L’adoption du jazz par Darius Milhaud et Maurice Ravel : l’esprit plus que la lettre », Revue de Musicologie 89, no 2, 2003, p. 311‑347 ; Mawer, Deborah, « Crossing the Borders. Ravel’s theory and practice of jazz », in Mawer, Deborah (dir.), Ravel Studies, Cambridge University Press, 2010, p. 114-137. Ces études de cas portent sur des œuvres de Darius Milhaud et de Maurice Ravel.

[2] J’utilise ce terme dans le sens que lui assigne Michel de Certeau dans L’invention du quotidien. 1. Arts de faire (Paris, Gallimard, 1980, p. 239-258).

[3] Espagne, Michel et Werner, Michael, Transferts. Les relations interculturelles dans l’espace franco-allemand (XVIIIe-XIXe siècles), Paris, Éditions Recherche sur les Civilisations, 1988.

[4] Werner, Michael et Zimmermann, Bénédicte, « Penser l’histoire croisée : entre empirie et réflexivité », Annales. Histoire, Sciences Sociales 58/1, 2003, p. 7–36.

[5] Je reprends la notion de « monde » au sociologue Howard Becker (Les mondes de l’art, Paris, Flammarion, 2006).

[6] Je me fonde sur la définition des topiques musicales développée par Raymond Monelle dans The Musical Topic. Hunt, Military and Pastoral, Indiana University Press, 2006.

[7] Au sens de musique composée pour le grand public.

Date de première inscription: 
Jeudi, 1 septembre 2011
Université et/ou école doctorale: 
Université Paris-Sorbonne et Université de Montréal
Date de soutenance: 
Mardi, 24 novembre 2015
Lieu de la soutenance: 
Paris

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